par Marie-Paule Couto
article paru dans la Revue Européenne des Migrations Internationales vol. 29 - n°3 2013
Réunissant la double caractéristique de migrants et de ressortissants nationaux, les Français rapatriés d’Algérie ont une trajectoire migratoire qui a fortement dépendu de la politique d’insertion mise en œuvre par la France au sortir de la guerre d’indépendance algérienne1. La loi « relative à l’accueil et à la réinstallation des Français d’outre-mer » promulguée le 26 décembre 1961, stipule ainsi que, quelles que soient leurs conditions sociales, les rapatriés peuvent « bénéficier de la solidarité nationale affirmée par le préambule de la constitution de 1946 » (article 1), qui elle-même précise que « la nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales ». Toujours selon la loi du 26 décembre 1961, « cette solidarité se manifeste par un ensemble de mesures de nature à intégrer les Français rapatriés dans les structures économiques et sociales de la nation » (article 1). Si de la même façon que les immigrés2, les pieds-noirs ont quitté leur milieu d’origine, une différence majeure les en distingue cependant puisqu’ils étaient citoyens français. En effet, leur citoyenneté leur assurait protection et reconnaissance de la part de l’État (Paugam, 2008 : 127 ; Schnapper, 2007 : 238). Dès lors, l’étude de leur trajectoire en métropole a ceci de particulier qu’elle permet de saisir comment le lien de citoyenneté se traduit dans les faits. S’il est concrètement opérant, on peut faire l’hypothèse que leur situation socio-économique se rapproche de celle des autres nationaux et se distingue de celle des immigrés. Si tel est le cas, doit-on en conclure qu’ils sont émancipés de leur condition de migrants ? Autrement dit, le lien de citoyenneté assure-t-il en pratique son rôle théorique ? Pour répondre à cette question, nous avons exploité l’Échantillon Démographique Permanent (EDP), un fichier de l’INSEE, qui est le premier panel de grande taille mis en place en France. Dans cet article, nous montrerons d’abord comment, par les variables qu’il contient et le suivi individuel qu’il autorise, l’EDP permet de saisir de manière inédite les trajectoires des Français d’Algérie. Nous nous attacherons, ensuite, à comparer leurs parcours, entre 1968 et 1999, à celui des immigrés et des métropolitains qui se trouvaient en France dans le même contexte économique.
Les rapatriés d’Algérie dans la statistique publique
L’économiste Jennifer Hunt (1992), le géographe Pierre Baillet (1976) et les historiens Anthony Rowley (1990)
et Yann Scioldo-Zürcher (2010) ont analysé l’insertion économique des rapatriés et ont conclu qu’une fois les premières difficultés de l’installation surmontées, l’intégration des pieds-noirs fut
une réussite. Néanmoins, leurs travaux ne prirent qu’exceptionnellement en considération cette problématique sur un temps long. En outre, les études proposant une comparaison du devenir des
pieds-noirs en métropole à celui des immigrés ayant rejoint la France au cours de la même période sont rares (Desplanques, 1975 : 92 ; Bruno, 2010 : 286). Cela est en partie dû à
la difficulté d’identifier les rapatriés dans la statistique publique. Si dans le droit métropolitain, nationalité et citoyenneté sont deux concepts intrinsèquement liés, cela n’était pas le cas
dans le droit colonial (Blévis, 2001 : 557-580). Effectivement, à partir du 14 juillet 1865 et jusqu’à la loi électorale du 5 février 19583, la nationalité française fut accordée aux
« indigènes musulmans » tout en leur déniant les droits attachés à la citoyenneté (Weil, 2004 : 19)4. Cohabitaient donc, en Algérie, des Français citoyens, dont faisaient partie
les pieds-noirs, et des Français non-citoyens, les « indigènes musulmans ». Cette différenciation reposait sur un critère ethnico-religieux disqualifié, de fait, par le modèle
républicain : la seule distinction juridiquement admise est l’appartenance nationale (Schnapper, 2008 : 133-139). Si, en Algérie, les recensements utilisaient une nomenclature faisant
figurer ces différents statuts, la statistique publique, en métropole, était censée, au contraire, les indifférencier (Kateb, 1998 : 77-111). De plus la décolonisation allait rendre la
différence entre Français citoyens et Français non-citoyens caduque5. Sur les bulletins individuels du recensement, avant et après l’indépendance, les pieds-noirs et les anciens « indigènes
musulmans » résidant en métropole devaient en théorie répondre être nés français en Algérie6. En conséquence, les données du recensement général de la population ne permettent normalement
pas aux chercheurs de distinguer les pieds-noirs des anciens « indigènes musulmans » et, a fortiori, de rendre compte de leurs trajectoires socio-économiques.
- 3 La loi-cadre du 5 février 1958 établit le collège unique et réaffirme l’appartenance de l’Algérie à (...)
- 4 Les « indigènes israélites », quant à eux, sont déclarés collectivement citoyens français par le dé (...)
- 5 Après l’indépendance, les personnes régies par le droit commun, autrement dit les pieds-noirs, ont (...)
- 6 Sur les bulletins individuels ne figure pas de question spécifique permettant de distinguer les pie (...)
L’Échantillon Démographique Permanent, une exception en France
L’EDP permet toutefois de dépasser les problèmes posés par la complexité du droit colonial et par l’absence de catégories
ethnico-religieuses dans les recensements métropolitains de population. Créé en 1967 par la volonté de rassembler, recensement après recensement, des données à caractère démographique sur un
échantillon représentatif de la population résidant en France métropolitaine, il comprend des informations issues des recensements de 1968, 1975, 1982, 1990 et 1999, complétées par des données de
l’état civil. Ainsi, les individus inclus dans le fichier sont ceux pour lesquels on dispose de l’une au moins de ces informations et qui ont déclaré être nés l’un des quatre jours de référence
de l’enquête (1er, 2, 3 et 4 octobre), quelle que soit leur nationalité, qu’ils aient vu le jour sur le territoire ou qu’ils viennent de s’installer dans l’hexagone. Ils représentent alors
environ 1 % de la population résidant en métropole (Couet, 2006 : 5-14). L’intérêt de ce fichier est donc de permettre une analyse longitudinale sur un échantillon représentatif de la
population résidente et dont la taille se prête à des études approfondies sur des groupes minoritaires. En ce qui nous concerne, l’EDP présente un autre atout majeur : il débute avec le
recensement de 1968 pour lequel l’INSEE a exceptionnellement décidé de classer les personnes françaises provenant de l’ancienne colonie et ayant « un nom et un prénom à consonance arabe ou
berbère » sous l’intitulé « musulmans originaires d’Algérie »7. Ainsi, il est aisé de distinguer les Français de plein droit des anciens « Français musulmans ». En effet,
pour tous les individus qui ont répondu être nés dans la colonie et/ou y résider au 1er janvier 1962, apparaît cette mention. Ce type de procédure, que l’on dénomme une « opération de
chiffrement », pose toutefois certains problèmes (Encadré 1). Néanmoins, compte tenu des informations aujourd’hui disponibles dans les données de la statistique publique, elle est la
seule sur laquelle il soit possible de s’appuyer pour identifier les pieds-noirs. Ainsi, dans la mesure où l’on accepte de les considérer comme « les personnes nées françaises en Algérie
résidant en France métropolitaine au 1er mars 1968 et dans la colonie au 1er janvier 1962 à l’exclusion des musulmans français et des nationaux algériens »8, l’EDP offre alors les moyens
d’étudier leur « devenir » en métropole.
- 7 Les personnes nées françaises en Algérie ayant un nom et un prénom à consonance arabe ou berbère so (...)
- 8 Il s’agit d’un échantillon représentatif. Les conclusions proposées dans l’article sont donc généra (...)
Encadré 1 : L’identification par le nom et le prénom
Les biais liés à l’identification par le nom et le prénom peuvent être de deux ordres. D’abord, des pieds-noirs ont pu, à tort, être qualifiés de
« musulmans ». Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer l’ampleur de cette confusion que l’on peut cependant considérer comme limitée car, pour opérer son classement, l’administration
statistique s’est appuyée sur une liste des « prénoms musulmans les plus usuels relevés sur les registres d’état civil en Algérie » et, en l’occurrence, il semble peu probable que les
Européens aient opté pour ce type de prénom (Spire et Merllié, 1999 : 119-130). Toutefois, la frontière taxinomique entre les citoyens israélites et les « indigènes musulmans »
reste poreuse. En conséquence, certains citoyens israélites ont été probablement évincés de la catégorie des pieds-noirs. Inversement, une part des anciens « indigènes musulmans » a pu
échapper à l’identification des agents recenseurs. Cependant, des corrections ont été apportées aux classements faits par les agents de l’INSEE en 1968, en observant les réponses des individus
aux questions sur la nationalité dans les recensements ultérieurs. Effectivement, si à l’une des dates suivantes (1975, 1982, 1990, 1999), les ressortissants de l’ancienne colonie déclaraient
disposer ou avoir disposé de la nationalité algérienne, ils étaient écartés de la catégorie « pieds-noirs ». Les « indigènes musulmans » ne portant pas de nom ni de prénom à
consonance arabe ou berbère et s’étant toujours identifiés comme Français, demeurent dans l’échantillon, mais on suppose, d’une part, que leur nombre est restreint par rapport à l’effectif des
pieds-noirs et, d’autre part, que leurs caractéristiques sociales avoisinent, dans ce cas particulier, celles des Européens d’Algérie. Par ailleurs, si cette procédure de chiffrement peut être
sujette à caution, elle n’est pas unique. On connaît, par exemple, l’enquête menée par Georges Felouzis dans son analyse « la ségrégation ethnique au collège et ses conséquences ». Il a
notamment construit un « indicateur d’origine migratoire » en s’appuyant sur une classification des prénoms des élèves. Il considère alors que « comme la signature au mariage a pu
constituer une mesure du degré d’alphabétisation des Français de l’époque moderne au début du XXe siècle, le prénom [des individus] donne une bonne approximation de leur origine culturelle
dans la mesure où il s’agit de raisonner sur un grand nombre d’observations » (Felouzis, 2003 : 420).
Considérations méthodologiques : l’approche longitudinale
L’EDP permet une approche comparative et longitudinale dont le schéma ci-après nous aide à en comprendre la
démarche (Schéma 1). Inspiré d’un diagramme de Lexis, il permet une représentation graphique en trois dimensions en représentant à la fois, la période, l’âge et la cohorte de naissance des
individus. En ligne se lit le devenir des âges au cours des différentes périodes, en colonne le cycle de vie apparent pour une année donnée et en diagonale la ligne de vie des différentes
cohortes.
Afin de limiter l’analyse aux seuls rapatriés socialisés dans la colonie et pour lesquels on peut parler d’expérience migratoire, nous restreignons le champ aux personnes nées avant 1953, c’est-à-dire ayant au minimum dix ans lorsqu’elles rejoignent l’hexagone et, en conséquence, seize ans lorsque, en 1968, débute l’EDP9. Les immigrés auxquels nous les comparons sont les immigrés intercensitaires 1962-1968, c’est-à-dire des « individus nés étrangers à l’étranger, résidant en France métropolitaine au 1er mars 1968 et à l’étranger au 1er janvier 1962 ». Les immigrés concernés ont, en conséquence, rejoint la France dans un contexte économique similaire à celui des pieds-noirs. On désigne, en revanche, sous les termes de métropolitains ou de natifs, « les individus nés français en métropole, résidant en France au 1er mars 1968 et au 1er janvier 1962 ». Pour asseoir la comparabilité des trois populations, comme précédemment, nous ne conservons que les individus nés avant 1953. Dès lors, les cohortes sélectionnées au commencement de l’EDP constituent un stock de population que les données offrent l’opportunité de suivre au cours du temps. D’une date de recensement l’autre, nous pouvons considérer la situation des trois groupes sur le marché du travail et examiner son évolution (Encadré 2). La plupart des traitements statistiques sont alors réalisés sur la population en âge d’être active. Afin de maintenir l’homogénéité de cette population et ainsi parfaire la comparaison des indicateurs dans le temps, nous avons retenu pour borne l’âge modal des départs en retraite sur la période. Ainsi, lorsque les générations successives atteignent l’âge de soixante ans, elles quittent le champ de l’analyse. De fait, si en 1968 l’essentiel des résultats porte sur les personnes nées entre 1908 et 1952, en 1999 ne sont considérées que celles ayant vu le jour entre 1939 et 1952. Autrement dit, seules les cohortes nées entre 1939 et 1952 peuvent être suivies sur l’ensemble de la période. Elles ont de seize à vingt-neuf ans en 1968 et de quarante-sept à soixante ans en 1999. En conséquence, le stock de population dont nous disposons vieillit et, de ce fait, s’amenuise. Toutefois, comme nous le verrons ultérieurement, le vieillissement de ces populations n’est pas seul responsable de l’attrition10. Pour chaque date de recensement, nous disposons, au demeurant, d’effectifs confortables (Tableau 1).
- 9 Cette césure à l’âge de dix ans est communément admise dans la littérature. Elle « repose sur l’idé (...)
- 10 L’attrition dans une enquête longitudinale désigne la perte d’individus de l’échantillon au cours d (...)
Encadré 2 : L’usage des régressions logistiques
Afin d’interpréter les différences observées entre les pieds-noirs, les immigrés et les métropolitains, il est possible de produire des régressions du statut d’activité (emploi/chômage ou activité/inactivité) à chaque date de recensement et de les confronter. Pour procéder à cette comparaison, les variables de contrôle introduites dans les modèles doivent être similaires d’une date d’observation l’autre. Or, les informations disponibles dans l’EDP sont parfois inégales. À titre d’illustration, le renseignement sur le caractère public ou privé de l’établissement de travail n’est disponible que pour les années 1990 et 1999 et n’a donc pu être contrôlé. De la même façon, la durée de carrière reste insaisissable puisque l’EDP rend compte de biographies tronquées par des intervalles de sept à neuf ans (Courgeau et Najim, 1995 : 149-168). En revanche, tous les résultats présentés le sont à sexe, génération, diplôme, situation matrimoniale, taille de l’unité urbaine et lieu de résidence contrôlés. Ainsi, dans les régressions logistiques, l’attention doit être portée, toutes choses égales par ailleurs, sur les coefficients de la modalité « pieds-noirs » et « immigrés ». Ils rendent compte de la probabilité pour ces deux groupes de disposer, par rapport aux métropolitains, d’un statut plutôt que d’un autre. Dans cet article, une présentation graphique synthétisant les résultats a été privilégiée, mais l’intégralité des modèles est disponible en annexe (Annexes 2 et 3). Les coefficients non significatifs apparaissent sur les graphiques puisque la non-significativité de ces derniers peut justement être imputée à la faible ampleur des différences entre pieds-noirs et métropolitains.
Les caractéristiques démographiques des pieds-noirs, leur âge notamment, sont présentées dans la littérature comme l’une des explications de la qualité de leur insertion socio-économique en métropole (Baillet, 1976 : 79 ; Guillon, 1974 : 644-675). Il convient donc de les rappeler afin d’analyser ensuite leur situation sur le marché du travail à travers, d’une part, leurs éventuelles expériences de chômage et, d’autre part, l’activité des femmes. On s’inscrit, de la sorte, dans la continuité des travaux de Mirna Safi qui, afin d’analyser « le processus d’intégration des immigrés en France », utilise notamment ce type d’indicateurs. Elle rappelle que « le travail et les rapports sociaux qu’il permet de tisser sont un vecteur primordial de l’intégration, que cela soit pour un immigré ou pour un individu quelconque » (Safi, 2006 : 13). Si le contraste entre l’emploi et le chômage peut être étudié conjointement pour les deux sexes, il convient, en revanche, d’accorder une attention particulière à l’activité des femmes. En effet, la dichotomie activité/inactivité ne répond pas, pour ces dernières, à la même logique structurelle que celle de leurs homologues masculins.
Les pieds-noirs de l’échantillon sont, bien entendu, arrivés dans l’hexagone plus soudainement que les immigrés intercensitaires (Graphique 1). 78,4 % d’entre eux se sont installés en métropole durant l’année 1962. Ils n’étaient déjà plus que 11,9 % à la rejoindre en 1963 et 5,7 % en 1964. Toutes origines confondues, la proportion d’immigrés arrivant en métropole chaque année considérée est, à l’inverse, relativement stable. Elle avoisine les 15 %, à l’exception de l’année 1968 (4,9 %) puisque celle-ci n’était pas complètement écoulée, en mars, à la date du recensement.
Par ailleurs, comme on le sait, les flux migratoires en France ont longtemps répondu à un besoin de main-d’œuvre ; les immigrés intercensitaires 1962-1968 sont principalement des hommes en âge d’être actifs. La migration des pieds-noirs est, en revanche, familiale. Ainsi, leur pyramide des âges ressemble quasiment trait pour trait à celle des métropolitains. Le déficit des naissances engendré par les guerres mondiales est visible et entraîne des classes creuses. Ainsi, les pieds-noirs, bien que sensiblement plus jeunes, sont démographiquement plus proches de leurs compatriotes que ne le sont bien évidemment les immigrés présents en France.
Lecture : En 1968, pour 100 femmes immigrées intercensitaires, on compte 158 hommes immigrés intercensitaires.
Le rapport homme/femme à chacune des dates de recensement offre un autre exemple de la proximité démographique des pieds-noirs et des métropolitains. Les immigrés intercensitaires 1962-1968, quant à eux, se différencient durablement du reste de la population, avec une nette surreprésentation des hommes.
Si le rapport entre le nombre d’hommes et de femmes est relativement stable sur la période, l’effectif de chacune des populations sur lesquelles porte la comparaison, lui, s’érode. Seulement 26,5 % des immigrés présents en 1968 le sont encore en 1999, contre 56,6 % des métropolitains. Cela est en partie dû à la mortalité des individus, mais aussi, spécialement pour les immigrés, à leur mobilité internationale11. Sur 4 342 pieds-noirs présents dans l’EDP en 1968, 80,1 % sont encore présents en 1975, 73,3 % en 1982, 65,3 % en 1990 et 50,8 % en 1999. Si les données ne permettent pas d’identifier leurs nouvelles destinations, il est cependant fort probable qu’une proportion très élevée retourne dans son pays d’origine. Si les pieds-noirs sont sensiblement plus mobiles que les métropolitains, on assiste cependant à leur installation durable dans l’hexagone. Ces derniers sont, par ailleurs, nettement plus diplômés que les autres migrants.En effet, la part des immigrés intercensitaires sans certification scolaire avoisine, en 1968, les 80 % contre seulement 39 % des pieds-noirs (Annexe 1). Cette tendance, relativement similaire pour les hommes et les femmes, s’inscrit dans la durée12. Cela ne va pas sans retentissement sur la structure socioprofessionnelle de chacune des populations étudiées (Tableau 2). En 1968, les pieds-noirs se distinguent par leur activité dans les professions intermédiaires (18,4 %). Par ailleurs, et contrairement aux stéréotypes en vigueur sur cette population, on compte parmi eux peu d’agriculteurs (3,1 %)13. La catégorie socioprofessionnelle qui les représente le mieux est, en réalité, celle des employés (36 %).
Les immigrés en revanche sont avant tout des ouvriers (77,3 %). Sous l’effet des changements que connaît la structure sociale en France, désignés notamment sous le terme de tertiarisation (Marchand et Thélot, 1997 : 255), la part de ce type d’emploi diminue sur la période, sans que les écarts entre les trois populations s’en trouvent bouleversés (Graphique 6). Ainsi, les pieds-noirs « échappent », dans une proportion importante, au travail ouvrier, activité la plus exposée à la dégradation de la conjoncture économique.
En 1968, avant la fin de la période dite « des Trente Glorieuses », le taux de chômage de l’ensemble des pieds-noirs était plus important que celui des métropolitains (Tableau 3 : 5,2 % contre 2 %) et des immigrés intercensitaires (2,8 %)14. La comparaison des trois populations ayant évolué en France dans le même contexte économique est révélatrice des difficultés que les pieds-noirs rencontrent.
À sexe, génération, diplôme, situation matrimoniale, taille de l’unité urbaine et lieu de résidence contrôlés16, la probabilité des pieds-noirs d’être en emploi plutôt qu’au chômage est nettement inférieure à celle de leurs compatriotes (Graphique 7)17. Outre la conjoncture économique et les spécificités démographiques de cette population, on peut s’interroger sur le poids des politiques publiques dont les pieds-noirs ont été l’objet concernant la qualité de leur insertion professionnelle. Dès lors, l’intérêt des régressions logistiques et du raisonnement toutes choses égales par ailleurs, est de capturer, à travers la catégorie « pieds-noirs », les effets de la politique d’intégration dont, au titre de la citoyenneté, elle a été la bénéficiaire. La plupart des mesures concernant l’emploi des rapatriés ont été prises durant la décennie 1960 (bourse à l’emploi, capital de reconversion, contrats d’adaptation professionnelle, notamment). À la lecture des coefficients (Graphique 7), on voit que ces dispositifs, destinés à intégrer les pieds-noirs dans les structures économiques de la nation, n’ont pas été suffisants à leur garantir, en 1968, un emploi. En 1975, le taux de chômage de l’ensemble des pieds-noirs rejoint celui du reste de la population18 (Tableau 3). En revanche, bien que la probabilité d’être en emploi des pieds-noirs s’approche de celle des métropolitains, elle reste à cette date, encore, significativement plus faible (Graphique 7). Par conséquent, les explications proposées dans la littérature pour justifier le succès des rapatriés ne semblent pas, à ces dates, opérantes. Ni leurs caractéristiques sociodémographiques, ni le contexte économique des Trente Glorieuses, ni l’investissement de l’État n’expliquent leur relative réussite. Toutefois, rien n’indique que sans le secours de l’État, la situation des pieds-noirs n’aurait pas été encore plus défavorable.
À partir de 1982, et jusqu’en 1990, sous les effets de la crise économique, le taux de chômage augmente pour tous, mais croît cependant moins vite pour les pieds-noirs que pour les autres (Tableau 3). S’amorce alors un processus de convergence entre pieds-noirs et métropolitains et de distanciation par rapport aux immigrés, ces derniers étant davantage touchés par les soubresauts du marché du travail. Les pieds-noirs se distinguent ainsi des autres migrants ; ces derniers disposent, toutes choses égales par ailleurs, d’une moins grande probabilité d’être en emploi (plutôt qu’au chômage) que les métropolitains. Les rapatriés d’Algérie semblent, de ce point de vue, moins exposés aux aléas de la conjoncture économique : une part importante d’entre eux étant alors fonctionnaire. En 1990, près du tiers des pieds-noirs actifs occupés étaient fonctionnaires ou assimilés contre un peu moins d’un quart des métropolitains et surtout moins de 10 % des immigrés intercensitaires 1962-1968. Cette différence s’explique puisqu’en France, les emplois de la fonction publique sont, dans une large mesure, inaccessibles aux étrangers (en 1990, seuls 39,1 % des immigrés intercensitaires 1962-1968 encore présents sur le territoire sont naturalisés). En préservant les pieds-noirs des « discriminations légales » dont sont victimes les étrangers, on voit bien là comment le lien de citoyenneté s’exprime.
Ainsi, alors que les résultats en 1968, et dans une certaine mesure en 1975, laissaient planer le doute sur l’action de l’État, la force de sa protection s’exprime toutefois nettement après le premier choc pétrolier. Le devenir des pieds-noirs, moins soumis aux aléas économiques que les métropolitains et, surtout, que les immigrés intercensitaires 1962-1968, s’approche de celui de leurs compatriotes. Cependant, la situation des pieds-noirs se détériore nettement à partir de 1999. Leur taux de chômage dépasse à cette date les 12 %, contre 8,7 % pour les métropolitains (Tableau 3) et s’approche ainsi de celui des immigrés intercensitaires (15 %). Toutes choses égales par ailleurs, la probabilité des pieds-noirs d’être en emploi demeure inférieure à celle de leurs compatriotes (Graphique 7). Que s’est-il passé, entre 1990 et 1999, qui peut expliquer la dégradation de leur situation ? Nous le savons, le taux de chômage s’élève lorsque le nombre de chômeurs augmente mais aussi lorsque la taille de la population active diminue19. Si, parmi les générations encore présentes en 1999, l’augmentation du nombre de chômeurs explique, en partie, la détérioration de la position des pieds-noirs20, c’est surtout la diminution de la taille de leur population active qui est en cause21. À cette époque, hormis certains régimes spéciaux, pour obtenir les droits complets à la retraite, il faut quarante années de cotisations. Les immigrés, dont les trajectoires sont moins stables, ont sans doute des difficultés à y souscrire22. En théorie, les pieds-noirs, en tant que migrants, devraient partager, dans une certaine mesure, cette communauté de destin. Or, c’est justement l’inverse que l’on observe
Les pieds-noirs actifs en 1990 se retirent davantage que les natifs du marché du travail (19,1 % contre 15,1 %). En revanche, les immigrés intercensitaires 1962-1968 sont bien les moins enclins à le faire (13,6 %). Ce phénomène trouve sûrement son origine dans la loi du 4 décembre 1985 portant amélioration des retraites des rapatriés. Cette loi autorise, notamment, les Français ayant exercé une activité professionnelle dans les territoires autrefois administrés par la France, à obtenir une aide de l’État pour effectuer le rachat de leurs cotisations d’assurance vieillesse. La loi tente ainsi de remédier à l’ensemble des problèmes de couverture vieillesse non réglés par la législation antérieure. Sont concernés par cette dernière les Français rapatriés, quel que soit leur lieu actuel de résidence, mais aussi les conjoints survivants de ces personnes. Aussi, une fois de plus, la loi du 4 décembre 1985 exprime la force protectrice du lien de citoyenneté tant elle permet aux pieds-noirs de quitter un marché de l’emploi en crise. Ces départs n’interviennent qu’en 1999 puisque c’est à cette date que la génération bénéficiaire de la réforme s’approche de l’âge de la retraite.
Taux d’activité des hommes par génération (en %)
Ainsi, les hommes pieds-noirs nés au cours de la Seconde Guerre mondiale disposent, en fin de carrière, d’un taux d’activité significativement plus faible (61,2 %) que les générations précédentes aux mêmes âges (80,7 % pour les hommes qui ont vu le jour entre 1922 et 1929)23. Le même phénomène s’observe pour les immigrés et les métropolitains, mais dans des proportions bien moins importantes.
Les conséquences bénéfiques de la loi du 4 décembre 1985 peuvent cependant être discutées : elle offre l’opportunité de partir à la retraite principalement aux rapatriés qui ont les trajectoires d’emploi les plus stables, laissant en contrepartie les personnes fragilisées sur le marché du travail. Ainsi, comparée aux métropolitains, une plus grande proportion de pieds-noirs (19 % contre 14,1 % des métropolitains et 12,1 % des immigrés intercensitaires) qui étaient en emploi en 1990 est devenue inactive en 1999 (Tableau 4). En revanche, une large part des rapatriés au chômage en 1990 est encore active en 1999 (78,8 % contre 68,8 % des métropolitains et 71,1 % des immigrés). Ainsi, les pieds-noirs vulnérables, trop éloignés des quarante années de cotisation nécessaires à la retraite, n’ont pas pu, malgré l’investissement de l’État, quitter le marché du travail. L’effet pervers de la loi est donc de creuser les inégalités au sein même du groupe des rapatriés.
Néanmoins, hormis la situation en 1968 et celle complexe de 1999, toutes choses égales par ailleurs, le devenir des pieds-noirs en métropole a tendance à se rapprocher, sur la période, de celui des natifs, alors que celui des immigrés s’en éloigne (Graphique 7). Enfin, l’analyse de la trajectoire des femmes permet de nuancer ces résultats.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’activité des femmes n’a cessé de progresser. Le taux d’activité des métropolitaines, des immigrées intercensitaires 1962-1968 et des femmes pieds-noirs augmente tout au long de la période (Graphique 8). En 1968 toutefois, les taux étaient plus faibles pour ces deux derniers groupes. Malgré tout, les femmes pieds-noirs rejoignent en 1990, contrairement aux immigrées, le niveau d’activité des métropolitaines. Ainsi, le comportement face à l’emploi des femmes pieds-noirs s’aligne au fil du temps sur celui des natives. Or, derrière ce phénomène, se dissimule en réalité une importante fracture générationnelle.