Quel devoir de mémoire pour les rapatriés ?

   Réflexion sur la loi du 23/02/05 

        par Valérie Esclangon-Morin 

Dans Confluences Méditerranée 2005/2 (N°53), pages 105 à 119

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Quel devoir de mémoire pour les rapatriés ?
Quel devoir de mémoire pour les rapatri
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   Il est surprenant que le législateur ait choisi, en 2005, de faire voter une loi pour reconnaître l’œuvre française outre-mer. Après une longue période durant laquelle la guerre d’Algérie et l’histoire coloniale française avaient été passées sous silence, elles semblent retrouver le chemin de l’histoire et du grand public. Malheureusement, force est de constater qu’elles ne semblent pas être pour autant sorties des passions politiques qui les ont longtemps accompagnées. Cette dernière loi en date est la preuve qu’une écriture apaisée de l’histoire coloniale n’est pas encore possible.
« Il est vrai que nous ne pouvons tout faire, tout abolir, tout effacer ; qui paiera jamais le prix du regret ou de la peine, voire celui des larmes ? »
Jacques Chaban-Delmas [2][2]Déclaration à l’Assemblée nationale, le 11 juin 1970.
La loi n°2005-158 du 23 février 2005, débattue depuis juin 2004, exprime dans son article 1 la reconnaissance de la nation « aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française ». Elle « reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu’à leur famille, solennellement hommage ».
          Outre le fait que cette loi soit encore une énième loi cherchant à résoudre les problèmes des rapatriés, il semble extrêmement surprenant que le législateur ait choisi, en 2005, de faire voter une loi pour reconnaître l’œuvre française outre-mer. Après une longue période durant laquelle la guerre d’Algérie et l’histoire coloniale française avaient été passées sous silence – absence de commémorations officielles, refus d’utiliser le nom « guerre d’Algérie », nombreuses amnisties incitant à l’oubli –, ces événements semblent retrouver le chemin de l’histoire et du grand public. Malheureusement, force est de constater qu’ils ne semblent pas être pour autant sortis des passions politiques qui les ont longtemps accompagnés. Cette dernière loi en date est la preuve qu’une écriture apaisée de l’histoire coloniale n’est pas encore possible. Le législateur ressent le besoin de peser sur le travail historique dans le sens qui lui convient.
          On assiste bien à un « retour du balancier » de l’histoire : après trente ans de succès des thèses anticolonialistes - aussi bien dans la recherche historique que dans le monde politique -, ce sont désormais les discours sur l’œuvre positive de la France dans les colonies qui refont surface. Dans l’indifférence quasi générale, le législateur, sous couvert de réhabilitation des Français d’outre-mer, revient à une vision tronquée de la colonisation - qui a longtemps fleuri sous la République -, omettant les exactions commises par la France dans ces régions (dénis des valeurs démocratiques et des droits fondamentaux, massacres, esclavage...) et oubliant les peuples colonisés. C’est la victoire de l’intense travail de lobbying effectué par certaines associations de rapatriés qui trouvent enfin un gouvernement capable de les satisfaire. Cette loi patchwork, censée résoudre les derniers problèmes posés encore par le rapatriement des populations françaises d’outre-mer, a, en fait, servi la frange la plus radicale des rapatriés, en lui permettant d’imposer, enfin, sa vision de la colonisation sous un jour officiel.
          Pour bien comprendre le contexte de préparation de cette loi, il convient de revenir rapidement sur l’historique des lois en faveur des rapatriés et de la mise en place d’un lobby rapatrié efficace. Puis, nous expliquerons le développement, à l’intérieur des associations de rapatriés, d’une mémoire qui se construit autour de certains thèmes et qui cherche à se faire reconnaître comme histoire officielle. Enfin, il faudra rappeler le contexte actuel d’affrontement des mémoires liées à la guerre d’Algérie, mais aussi plus généralement du besoin grandissant de reconnaissance officielle de certains groupes pour exister médiatiquement et politiquement.


Quarante ans de mesures en faveur des rapatriés
          La législation en faveur des rapatriés commence avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’indépendance des premières colonies françaises (comptoirs de l’Inde). Mais elle reste à l’état de mesurettes offrant juste aux personnes revenant en France, et considérées encore comme des réfugiées, des aides de première urgence. Les premières arrivées massives de Français d’outre-mer en métropole commencent avec les décolonisations de l’Indochine, puis du Maroc et de la Tunisie (1954-1956). A ce moment, le législateur prend conscience de l’insuffisance des mesures proposées à des personnes arrivant souvent dénuées de tout. Il faudra pourtant attendre la crise de Bizerte, au mois de juillet 1961, pour que les pouvoirs publics décident de présenter un projet de loi instaurant un cadre législatif à ces « retours » de Français. Ce sera la loi-cadre du 26 décembre 1961, dite loi Boulin, qui définit le « rapatrié » dans son article 1. Sont reconnus comme rapatriés les « Français établis dans un territoire placé sous la souveraineté ou la tutelle de la France qui, à l’indépendance, ont rallié la métropole, devenue à la fois terre d’asile et lieu de travail ».


          Ce nouveau statut juridique leur donne droit à de nombreuses mesures, essentiellement axées sur l’accueil et la réinstallation [3][3]Allocations de subsistance durant un an, bourse à l’emploi,.... L’article 4 de la loi-cadre admettait un droit à l’indemnisation des biens perdus mais les gouvernements gaullistes estiment que l’urgence est à l’intégration des rapatriés et non à l’indemnisation. Malgré les protestations des associations de rapatriés, c’est ce premier volet qui est mis en place de 1962 à 1964, date à laquelle le ministère des Rapatriés disparaît à grand renfort de publicité. Il faut, en effet, leur montrer qu’ils ne doivent plus se considérer comme des citoyens français différents des autres, mais que, l’intégration ayant été une réussite, ils doivent désormais disparaître dans la nation française. « Les rapatriés, c’est fini » affirmait François Missoffe, ministre des Rapatriés, au Conseil des ministres du 10 juin 1964 [4][4]Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., Tome 2, p. 139..
          Et pourtant, la fin des années 1970 marque un tournant dans la politique à l’égard des rapatriés. Deux événements en sont la cause : la démission du général De Gaulle de la présidence de la République et l’arrivée à échéance des premiers remboursements du capital des prêts accordés en 1963-1964 pour les agriculteurs et commerçants réinstallés [5][5]Les emprunteurs n’avaient jusqu’alors qu’à rembourser les.... La crise politique qui s’annonce pour la succession du général ouvre la porte aux lobbies rapatriés qui avaient été tenus à l’écart. Les associations de rapatriés contactent tous les candidats à la présidence en 1969 pour leur demander de se prononcer sur leur future politique. Ensuite, elles lanceront des mots d’ordre de vote. Sur le terrain, les élus locaux alertent les pouvoirs publics de la crise financière qui guette les réinstallés, notamment dans l’agriculture. L’usage abusif de nombreux prêts pour acheter et moderniser des exploitations pas toujours très rentables a conduit les agriculteurs réinstallés à la ruine. C’est aussi le cas de certains commerçants ayant acheté trop vite de mauvaises affaires trop chères.


     
          C’est sous la présidence de Georges Pompidou que, pour la première fois, sont votées des lois qui touchent aux deux problèmes qui deviendront récurrents les années suivantes : l’endettement des réinstallés et l’indemnisation des biens perdus. En 1969, est votée le premier moratoire des dettes de réinstallation et ce, jusqu’à l’établissement d’une loi d’indemnisation. Celle-ci est votée le 15 juillet 1970 mais, déclarée incomplète, elle porte le nom de Contribution nationale à l’indemnisation. Le gouvernement Chaban-Delmas a, en effet, refusé de reconnaître la responsabilité de la France dans le départ des rapatriés et estime encore que « l’Algérie payera ». De plus, des inventaires des biens sont établis selon des barèmes forfaitaires déterminés par décret pris en Conseil d’Etat ; ils sont contestés par les rapatriés comme étant beaucoup trop faibles. Un plafond à l’indemnisation est aussi imposé car l’« effort de la nation » ne doit pas se faire pour le « rétablissement des
fortunes » [6][6]Projet de loi n° 1188 du 3 juin 1970.. Enfin, le gouvernement déduit de l’indemnisation de nombreuses aides accordées aux réinstallés, considérées comme une
« préindemnisation » [7][7]Ibid. Ce sont les indemnités particulières, les subventions de....


 

          A la suite de ces premières mesures, les associations de rapatriés, constituées en lobby, profitent de chaque nouvelle élection pour exercer des pressions sur les candidats. C’est ainsi qu’elles obtiendront, en décembre 1974, une amélioration de la loi de 1970, puis une seconde loi, en janvier 1978. Un secrétariat d’Etat aux Rapatriés fait aussi sa réapparition après 13 ans d’absence, en avril 1977. Les alternances politiques sont toutes favorables aux rapatriés puisque chaque candidat contribue à l’inflation des promesses envers cet électorat si convoité [8][8]François Mitterrand leur consacre un tract François Mitterrand.... De nombreuses mesures sont ainsi votées sous la présidence de François Mitterrand : amnistie totale pour les partisans de l’Algérie française, avec réintégration dans le droit à la retraite et dans le corps des officiers de réserve (1982), indemnisation pour les meubles meublants (1982), rachat des cotisations retraite payé par le gouvernement (1985), mise en place de la Commission de réaménagement des prêts avec possibilité de demander des prêts bonifiés, vaste politique en faveur des harkis (politique culturelle, bourses d’études pour les enfants, emplois réservés, logements...).



          La première cohabitation est cependant encore plus fructueuse puisque Jacques Chirac, devenu Premier ministre, tient à honorer toutes les promesses effectuées durant dix ans de campagne. Il fait voter en juillet 1987 une loi qui comprend à la fois un effacement total des dettes de réinstallation, une indemnisation pour les biens perdus - qui réévalue les montants des biens pour un total de 30 milliards de francs [9][9]Par la mise en place d’un coefficient correcteur unique et d’un... - et une indemnisation forfaitaire pour les harkis. Le Premier ministre, estimant d’ailleurs avoir tenu ses promesses, met fin au secrétariat d’Etat aux Rapatriés à la suite de cette loi qu’il présente comme « la dernière loi d’indemnisation ». Il espère ainsi clore toute autre demande de la part de ces électeurs bien exigeants.


La construction d’une mémoire pied-noir
          Les luttes politiques permanentes qu’ont dû mener les associations de rapatriés les ont fait évoluer d’associations, au départ constituées pour le secours et l’entraide, en véritable lobby politique, monnayant le « vote rapatrié ». Les grandes associations d’entraide qu’étaient l’ANFANOMA [10][10]Association nationale des Français d’Afrique du Nord et..., constituée en 1956, ou le RANFRAN [11][11]Rassemblement National des Français d’Afrique du Nord, né d’une... (1960) ont été discréditées dans les années 1970 pour avoir tropaccepté le jeu du pouvoir [12][12]Certains de leurs leaders se sont présentés sous les couleurs.... Elles se sont fait dépasser par des associations plus jeunes et plus revendicatives dont les leaders ne se souciaient guère – du moins au départ – de « faire carrière » et de se compromettre dans les sphères politiques. Ce sont leurs luttes qui ont conduit à faire accepter aux pouvoirs publics les deux nouvelles lois d’indemnisation et d’effacement des dettes. L’association du RECOURS et son leader Jacques Roseau sont les plus représentatifs de cette nouvelle force politique des associations de rapatriés de la période fin 1970-1980.
          La lutte pour les revendications matérielles se termine avec le vote de la loi de juillet 1987. Elle offre aux rapatriés le règlement de leurs revendications principales. Les associations de rapatriés qui avaient prospéré sur la conquête de ces revendications matérielles se retrouvent « orphelines de combat » [13][13]Michèle Baussant, Mémoires d’Exil, Odile Jacob, 2003.. Commence alors une nouvelle période ; l’intégration achevée, se posent aux rapatriés les questions de l’identité et de la transmission.


          L’exil a entraîné une resocialisation des Français du Maghreb. Il est l’élément déclencheur de la prise de conscience de leur particularisme au regard des autres Français [14][14]Même si, en Algérie déjà, dans les années 30, des auteurs.... Cela s’énonce d’ailleurs dans les problèmes de vocabulaire : quel nom donner à cette population ? L’Etat français les « rapatrie » mais eux se sentent « exilés », « expatriés ». Leurs différences s’estompent devant l’adversité qu’ils rencontrent à leur arrivée en France. L’opinion publique les conspue, les appelle « pieds-noirs », terme au départ plutôt péjoratif, que beaucoup découvrent en France. Ce nom, ils vont ensuite se l’approprier pour se désigner, se démarquer des Français de France. Il reste le nom de ceux qui ont connu l’exode. Il est le nom de l’exil. Le terme « pied- noir » est accepté faute de mieux, certains préférant encore se désigner en fonction de leur terre d’origine « Algériens », « Tunisiens » ou « Marocains ».


          Leur identité se construit alors sur le refus du vocable « rapatriés » que l’Etat français leur a octroyé. Pour les pieds-noirs, la patrie, ce n’est pas la France. La patrie, c’est « la terre des pères » et donc l’Algérie. Le romancier Alain Vircondelet l’exprime ainsi : « A notre retour, on nous a surnommés du sobriquet ironique de "rapatrié" ». Or, la patrie, dit-on, c’est la terre des pères, le pays où l’on a pris naissance. (...) Ici, en France, la patrie pour nous est un vain mot. Nous n’y avons ni nos morts ni nos usages. C’est de la vraie patrie que nous avons mal. De l’Algérie donc » [15][15]Alain Vircondelet, Alger l’Amour, Paris, Presses de la.... Le sentiment unificateur de l’ensemble des pieds-noirs est ce retour impossible à la terre des pères et à la terre des morts. En ce sens, l’exode des pieds-noirs est une migration sans retour possible, sans racines, qui prend alors toute sa dimension tragique. De ce fait, le lien avec la terre doit être entretenu mais il ne peut l’être que par le témoignage, la recherche historique, la transmission de rites.


          Dans cette quête identitaire, certains pieds-noirs vont chercher à définir une unité culturelle à ce groupe, de façon à pouvoir survivre au-delà de la génération « rapatrié », à « persévérer dans leur être » [16][16]Lévi-Strauss.. Une association se monte autour de ce concept, c’est le Cercle Algérianiste, fondé en 1973. Loin des batailles politiques, son objectif est de « sauver une culture en péril » [17][17]Même si pour Lucienne Martini, il n’y a pas de « culture..., d’« approfondir la connaissance du passé algérien afin de mieux nous connaître, de redécouvrir l’originalité de la culture qui se faisait jour en Algérie, et pour diffuser l’œuvre d’écrivains algérianistes... avant que notre communauté se dissolve à jamais » [18][18]Manifeste du Cercle algérianiste, 1973.. C’est surtout pouvoir faire exister le groupe à travers un travail d’auto définition de façon à construire une communauté en suscitant l’émergence d’un sentiment collectif.



         Alex Mucchielli définit la naissance de l’identité de groupes larges au moment où les membres du groupe prennent connaissance de leur histoire collective, d’où l’importance que le travail de mémoire va prendre pour les pieds-noirs. Mais la mémoire n’est pas l’histoire. Elle est mise à contribution pour évoquer cette terre perdue qui n’existe plus que par la mémoire de ceux qui y ont vécu. Elle n’a pas de vocation scientifique et elle est souvent sélective, puisqu’elle magnifie les moments heureux et efface les inégalités du monde colonial. En ce sens, elle a souvent des relents de « nostalgérie », néologisme construit pour évoquer le difficile travail de deuil des pieds-noirs. Le travail historique que ceux-ci réclament doit venir de la communauté elle-même puisque, selon eux, seuls les « vrais » témoins sont capables de « rétablir la vérité » [19][19]Le Guide biographique à l’usage des Français d’Algérie,..., l’histoire officielle [20][20]« A l’encontre d’une histoire officielle fustigée où ils... étant considérée comme inexacte voire mensongère. Vont alors naître des lieux de recherche comme le Centre de documentation historique sur l’Algérie, fondé à Aix- en-Provence en 1974, ou le Centre d’études pied-noir de Nice. Les ouvrages sont publiés par des maisons d’édition elles-mêmes « pieds-noirs », éditions de l’Atlanthrope ou Jacques Gandini par exemple. Ils évoquent l’histoire des ancêtres, l’important étant de raconter ses racines et de prouver le travail effectué en Afrique du Nord.
          Eloignés à tout jamais de la terre qu’ils aiment, sans possibilité de retour, raconter leur terre, faire reconnaître leur histoire devient pour eux un enjeu fondamental. Cet enjeu, c’est l’existence même du groupe, sa cohérence aussi.


L’enjeu de la loi de février 2005
          La fin du secrétariat d’Etat en 1987 ne marque pas la fin du lobby des rapatriés, bien au contraire. Le renouveau des questions coloniales dans les champs historiques [21][21]Avec notamment les ouvrages de Rioux J.P. (direction), La... et médiatiques donne plus d’importance à la parole des témoins. Parmi ceux-ci, les pieds-noirs veulent prendre une place prépondérante, estimant que leur témoignage est le seul valable pour évoquer l’époque coloniale. Ils participent donc à la guerre des mémoires qui se joue et qui prend à témoin la société – à travers le prisme des médias [22][22]Voir pour cela l’excellent travail de Béatrice Fleury-Vilatte... – et les politiques. Ceux-ci sont, en effet, sommés de se déterminer par rapport à un certain nombre de demandes au sujet de dates et de lieux de commémoration relatifs à la période coloniale et à la guerre d’Algérie. Chaque groupe concerné par la guerre d’Algérie porte sur le devant de la scène médiatique une mémoire considérée comme véridique et qu’il cherche à transformer en histoire officielle grâce à l’aval des pouvoirs publics. Tous les acteurs de la guerre d’Algérie, les appelés, les militaires de carrière, les pieds-noirs, les harkis, les Algériens, les porteurs de valise, les communistes..., s’estiment victimes de cette guerre mais aussi victimes de l’image véhiculée par les médias sur leur groupe [23][23]« Une particularité de la guerre d’Algérie, c’est que tous les.... L’obsession de tous est leur réhabilitation par l’histoire officielle.


          Cette pression est exercée dans un contexte politique nouveau qui est l’apparition, au milieu des années 1980, d’un parti d’extrême droite, le Front National. La rapidité de sa progression, surtout dans le Sud-Est de la France, ses références aux thèmes de la colonisation – Algérie française, immigration maghrébine – en font un parti concurrent pour les élus qui exploitent électoralement le filon pied-noir. Pour éviter que ces électeurs ne soient récupérés par ce parti, il faut pratiquer la surenchère sur ces thèmes.


          Ainsi, l’histoire coloniale réapparaît dans cette « ère des commémorations » (Nora). Les pouvoirs publics estiment désormais indispensable de réparer les erreurs du passé et, en commémorant ces périodes occultées, de permettre « le devoir de mémoire » qui « renforce les liens entre les générations et présente une dimension pédagogique fondamentale » [24][24]Extrait de l’exposé des motifs de la Proposition de loi.... Parmi les différentes reconnaissances concernant la guerre d’Algérie [25][25]Le 21 septembre 1997, le terme « événements d’Algérie » avait..., a été inauguré en 1996 un monument dédié aux victimes civiles et militaires tombées en Afrique du Nord de 1952 à 1962 (Paris 19ème), a été instaurée une journée d’hommage aux harkis le 25 septembre 2001 – pérennisée par un décret du 31 mars 2002 -, a été construit un monument aux morts de la guerre d’Algérie (quai Branly, Paris), inauguré le 5 décembre 2003, date aujourd’hui officielle pour commémorer les victimes de cette guerre (décret 2003-925 du 26 septembre 2003). Rappelons, en effet, que la date du 19 mars, choisie par certaines associations d’anciens combattants (FNACA) et certains maires de France pour rendre cet hommage, a toujours été contestée par les associations de rapatriés au titre que cette date n’avait jamais mis fin aux affrontements et aux morts en Algérie (ce qui est historiquement exact, le nombre de victimes civiles ayant même été plus important durant les derniers mois, de mars à juillet 1962, que dans tout le reste de la guerre [26][26]Les chiffres avancés par les parlementaires lors du débat à...). Ce débat avait même été porté devant l’Assemblée nationale par des propositions de lois émanant des différents partis de gauche en janvier 2002. La virulence des débats dans l’hémicycle avait été la preuve de l’impossibilité d’établir un consensus sur l’histoire de cette période, chaque groupe défendant sa mémoire du conflit par l’intermédiaire des représentants de la nation. 21Depuis une dizaine d’années, le travail de lobbying de certaines associations de rapatriés a donc largement porté ses fruits. Les multiples reconnaissances officielles que nous venons d’énumérer sont la preuve de l’écoute attentive qui est faite par les pouvoirs publics à destination de ce groupe. Le problème reste pourtant bien celui de la place de cette mémoire dans l’histoire. En effet, si une reconnaissance officielle de la guerre d’Algérie ou une journée d’hommage aux harkis sont un pas vers la vérité et mettent les pouvoirs publics face à leurs erreurs, une réécriture de l’histoire dans un sens partisan ne peut pas permettre la « cohésion nationale » voulue par certains députés [27][27]Débats parlementaires du 15 janvier 2002...


          Or, c’est bien ce qui se dessine aujourd’hui avec le vote de la loi « portant sur la reconnaissance de la nation ». La représentation nationale se fait le porte-parole, non d’une histoire de consensus écrite par les historiens, mais d’une mémoire partisane de certains témoins de la période coloniale. Elle exige en leur nom la réécriture des manuels scolaires dans un sens plus favorable à ces anciens coloniaux (article 4), impose la création d’une fondation « pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats de Tunisie et du Maroc » (article 3). « Jamais le législateur n’avait pris position aussi clairement sur le sens à donner à l’histoire de la colonisation française sur le rôle positif joué par la France outre- mer », se félicite Michel Diefenbacher, qui est à l’origine du projet.


          Sa demande de la transmission « des connaissances exactes de ces événements (...) » dans les programmes scolaires, « loin des caricatures qui ont longtemps conduit à (leur) dénigrement systématique » marque, non seulement la volonté d’un contrôle de l’histoire coloniale diffusée pour le grand public, notamment le public scolaire, mais aussi une remise en cause du travail des historiens, accusés d’avoir été trop anticolonialistes.


          Avec le vote de cette loi, la « ligne rouge » a été franchie par le gouvernement mais aussi par la représentation nationale afin de satisfaire les intérêts de lobbies remuants [28][28]La preuve, s’il en fallait encore une, est que l’histoire de.... Le plus surprenant est que, dans l’opposition, aucune voix ne s’est élevée pour dénoncer une loi partisane. Au contraire, les quelques députés de l’opposition qui se trouvaient là avaient tous à cœur de défendre les mêmes intérêts que leurs collègues – voire à surenchérir -, car élus des circonscriptions du Sud de la France, à fort électorat pied-noir. Et cela ne prouve pas, comme l’affirme Michel Diefenbacher, que « le débat républicain a progressé » [29][29]Débats parlementaires, Assemblée nationale, 2ème séance du... ( !) mais qu’il n’y a plus de débat républicain. Le même personnage peut alors s’enorgueillir que « chacun s’accorde aujourd’hui à reconnaître que la présence française outre-mer a été un grand moment de l’histoire de notre pays, en même temps qu’une étape majeure dans la modernisation sociale, économique et intellectuelle de ces pays » [30][30]Débats parlementaires, Assemblée nationale, 2ème séance du.... Le silence de la gauche parlementaire française prouve qu’elle a encore du mal à faire face à l’histoire coloniale et à défendre certaines positions. Les propositions de loi pour faire du 19 mars 1962 une date commémorative de la guerre d’Algérie avaient donné lieu à un argumentaire pourtant beaucoup plus clair de cette partie de la classe politique. Le refus du gouvernement Jospin de mener ce combat jusqu’au bout – la proposition quoique largement approuvée (278 contre 204 et 35 abstentions) n’a pas donné lieu à une loi – est une autre preuve de la frilosité des hommes politiques de gauche vis-à-vis d’un certain électorat.


          Ce qui semble surprenant c’est que la loi du 23 février 2005 a été quasiment votée dans l’indifférence générale. Seuls une trentaine de députés étaient présents lors des débats et du vote définitif (au lieu de 517 pour la proposition du 19 mars). Et pourtant, cette loi remet en cause l’indépendance des historiens à construire une histoire à partir des archives, qui, au demeurant, sont encore largement fermées concernant cette période. Ce n’est pas une histoire que les hommes politiques veulent construire mais bien satisfaire un électorat qui, se positionnant comme victime, exige une réhabilitation. Ils accréditent donc le fait qu’une mémoire peut s’ériger en histoire officielle à partir du moment où elle trouve des appuis politiques pour le faire.
          Le problème est que ce n’est pas ainsi que les luttes autour de la période coloniale cesseront, bien au contraire, de même que ce n’est pas ainsi que les pieds-noirs retrouveront le chemin des livres d’histoire. Le temps des images d’Epinal est bien terminé. Seul un travail historique scientifique et sérieux peut faire comprendre la complexité de la période coloniale, à la fois pour les colons et pour les colonisés. Les pieds-noirs font partie intégrante du système colonial mais, s’ils en ont été bénéficiaires, ils en ont aussi été les victimes. Comme l’a fort bien démontré Eric Savarèse [31][31]Annuaire de l’Afrique du Nord, 2002-2003., ce n’est pas le retour à une histoire coloniale héritée de la IIIème République qui pourra réhabiliter les pieds-noirs. Ces hommes et ces femmes ont seulement besoin que l’on écrive, enfin, leur histoire.


ANNEXE : Des historiens contre la loi du 23 février 2005 (texte de la pétition)
          La loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » a des implications sur l’exercice de notre métier et engage les aspects pédagogiques, scientifiques et civiques de notre discipline.
          Son article 4 dispose : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite.
          Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». 
          Il faut abroger d’urgence l’article 4 de cette loi,
     - parce qu’elle impose une histoire officielle, contraire à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée qui sont au cœur de la laïcité ;
     - parce que, en ne retenant que le « rôle positif » de la colonisation, elle impose un mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé ;
     - parce qu’elle légalise un communautarisme nationaliste suscitant en réaction le communautarisme de groupes ainsi interdits de tout passé.
     Les historiens ont une responsabilité particulière pour promouvoir des recherches et un enseignement :
     - qui confèrent à la colonisation et à l’immigration, à la pluralité qui en résulte, toute leur place ;
     - qui, par un travail en commun, par une confrontation entre les historiens des sociétés impliquées rendent compte de la complexité de ces phénomènes ;
     - qui s’assignent pour tâche l’explication des processus tendant vers un monde à la fois de plus en plus unifié et divisé.
Claude Liauzu, professeur émérite à l’université Denis Diderot-Paris 7 ; Gilbert Meynier, professeur émérite à l’université de Nancy ; Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS ; Frédéric Régent, professeur à l’université des Antilles et de Guyane ; Trinh Van Thao, professeur à l’université d’Aix-en-Provence ; Lucette Valensi, directrice d’études à l’EHESS.


Notes
        [1]Thèse intitulée Les rapatriés d’Afrique du Nord face aux politiques 
gouvernementales, 1962-1987.
        [2] Déclaration à l’Assemblée nationale, le 11 juin 1970.
        [3] Allocations de subsistance durant un an, bourse à l’emploi, construction et réservation de logements HLM pour les rapatriés, aide à l’acquisition d’un logement, prêts bonifiés pour l’achat d’une entreprise ou d’un commerce, aide à la reconversion dans le salariat, aide à la qualification professionnelle... sont quelques mesures pour l’intégration des rapatriés.
        [4]Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, op. cit., Tome 2, p. 139.
        [5] Les emprunteurs n’avaient jusqu’alors qu’à rembourser les intérêts du prêt, le remboursement du capital ne commençant qu’avec un différé de 6 ans.
        [6]Projet de loi n° 1188 du 3 juin 1970.
        [7] Ibid. Ce sont les indemnités particulières, les subventions de reclassement, les subventions de reconversion, les aides spéciales du ministère de l’Intérieur et de l’Agriculture, les sommes reçues à titre de dédommagement social des petits agriculteurs dont les propriétés ont été nationalisées en 1963, les prêts d’honneur non remboursés, les échéances non amorties des crédits consentis pour l’installation à l’étranger des Français d’outre-mer.
        [8] François Mitterrand leur consacre un tract François Mitterrand et les rapatriés qui contient 15 promesses à destination de cet électorat : indemnisation totale, effacement des dettes, aides aux harkis, amnistie totale pour les partisans de l’Algérie française...
        [9] Par la mise en place d’un coefficient correcteur unique et d’un coefficient de réévaluation pour tous les biens et non par une réévaluation des barèmes, comme demandé par les associations de rapatriés.
        [10]Association nationale des Français d’Afrique du Nord et d’Outre- 
Mer et de leurs Amis.
        [11] Rassemblement National des Français d’Afrique du Nord, né d’une scission de l’ANFANOMA.
        [12] Certains de leurs leaders se sont présentés sous les couleurs de l’UNR (gaulliste) ou ont accepté des postes ministériels, ce qui discréditait la lutte.
        [13]Michèle Baussant, Mémoires d’Exil, Odile Jacob, 2003.
        [14] Même si, en Algérie déjà, dans les années 30, des auteurs avaient tenté de définir ce « nouveau peuple » en construction. Voir les écrits d’Albert Camus par exemple et, avant lui, de Robert Randau ou Jean Pomier.
        [15]Alain Vircondelet, Alger l’Amour, Paris, Presses de la Renaissance, 
1982, p. 224-225.
        [16] Lévi-Strauss.
        [17] Même si pour Lucienne Martini, il n’y a pas de « culture pieds- noirs » au sens où la définit le Petit Robert, « ensemble des aspect intellectuels d’une civilisation », mais que les pieds-noirs s’intègrent à la culture française. Page 31.
        [18]Manifeste du Cercle algérianiste, 1973.
        [19] Le Guide biographique à l’usage des Français d’Algérie, distribué par le Centre d’Etude indique ainsi que « seuls (les pieds-noirs) peuvent dire ce qui s’est réellement passé, quelles ont été les difficultés, les succès, les erreurs, les malentendus (...). Seuls les pieds-noirs peuvent légitimement parler de leur vie quotidienne en Algérie, et raconter ce que furent les faits, grands et petits, qui en ont constitué la trame ». 
        [20] « A l’encontre d’une histoire officielle fustigée où ils estiment qu’ils sont injustement traités de colonialistes, les pieds-noirs estiment souvent que leur production éditoriale n’a pas pour but de dire mais de rétablir une vérité travestie par des Français métropolitains ». Eric Savarèse, p. 35.
        [21] Avec notamment les ouvrages de Rioux J.P. (direction), La guerre d’Algérie et les Français, Paris Fayard, 1990 ou Rioux J.P. et Sirinelli J.F., La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Bruxelles, Ed. Complexe, 1991.
        [22] Voir pour cela l’excellent travail de Béatrice Fleury-Vilatte (La mémoire télévisuelle de la guerre d’Algérie 1962-1992) qui analyse les différentes émissions consacrées à ces thèmes à la télévision française ainsi que les réactions des témoins et des associations de pieds-noirs.
        [23] « Une particularité de la guerre d’Algérie, c’est que tous les groupes porteurs de mémoire, en France, se sont posés en victimes. Tous estiment avoir été abandonnés ou trahis. (...) Il y a une espèce de concurrence victimaire qui fait que personne n’est jamais coupable de quoi que ce soit ! » Benjamin Stora, Le Nouvel Observateur, n°2085, 20 octobre 2004. 

        [24] Extrait de l’exposé des motifs de la Proposition de loi n°3450 du 5 décembre 2001 pour le 19 mars 1962 comme date de commémoration de la guerre d’Algérie.
        [25] Le 21 septembre 1997, le terme « événements d’Algérie » avait été remplacé par le terme « guerre d’Algérie ». Puis la loi n°99-
882 du 18 octobre 1999 a reconnu l’état de guerre en Algérie et les anciens combattants d’Algérie, la « troisième génération du feu », ont ainsi pu être déclarés comme tels et bénéficier des droits liés à ce statut.
        [26] Les chiffres avancés par les parlementaires lors du débat à l’Assemblée nationale en janvier 2002 sont, pour les civils français, avant le 19 mars, 2788 tués, 7541 blessés et 875 disparus, et après
le 19 mars, 3018 civils tués ou disparus, chiffres aujourd’hui largement contestés car sous-estimés. Quant aux supplétifs de l’armée française, on compte parmi eux 16378 tués et 13296 disparus avant le 19 mars, et pour après les estimations oscillent
entre 30000 et 150000 morts ou disparus.
        [27]Débats parlementaires du 15 janvier 2002.
        [28] La preuve, s’il en fallait encore une, est que l’histoire de l’Indochine est totalement passée sous silence, les « rapatriés » de ce territoire n’exerçant pas la même pression.
        [29]Débats parlementaires, Assemblée nationale, 2ème séance du 
jeudi 10 février 2005.
        [30]Débats parlementaires, Assemblée nationale, 2ème séance du 
jeudi 10 février 2005.
        [31]Annuaire de l’Afrique du Nord, 2002-2003.